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jeudi 24 mai 2018

MUSIQUE ET MYSTICISME : LE CAS JANKELEVITCH (suite et fin).


Maintenant, dire que "la musique ne signifie pas autre chose que ce qu'elle est"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable), que "ce que la musique nous transmet, c'est elle-même [music conveys to us itself]"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 179), c'est, supposer peut-être qu'elle est intraduisible. Pour Wittgenstein, par exemple, comprendre un thème musical ne consiste certainement pas à le traduire dans un autre système de représentation, et surtout pas un système psychologique et privé au sens où, comme le dit Schönberg, "la conception selon laquelle un morceau de musique doit susciter des représentations [Vorstellungen1] de toutes sortes -car le morceau de musique ne serait pas compris ou bien ne vaudrait rien si de telles représentations faisaient défaut- est aussi répandu que peut l'être ce qui est faux et banal"(Schönberg, les Rapports entre la Musique et le Texte).  On ne peut donc certainement pas traduire la musique dans une sorte d'idiome mentaliste. Wittgenstein est aussi critique que Jankélévitch ou Schönberg à l'égard de l'idée selon laquelle "ce que la musique nous transmet, ce sont des sentiments d'allégresse, de mélancolie, de triomphe, etc., et ce qui nous répugne dans cette explication, c'est qu'elle semble dire que la musique est un instrument qui vise à produire en nous une succession de sentiments. Et on pourrait en conclure que n'importe quel autre moyen de produire de tels sentiments ferait pour nous l'affaire à la place de la musique"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 179). Bref, l'art en général et la musique en particulier n'ont, ni pour l'un, ni pour l'autre, la fonction de produire sur nous quelque effet causal que ce soit. D'où "le comble du non-sens est de dire que l'artiste souhaite que ce qu'il ressent en écrivant, l'autre le ressente en lisant. [Mais] il y a beaucoup à apprendre de la mauvaise théorie tolstoïenne2 selon laquelle une œuvre d'art transmet un sentiment. On pourrait bel et bien nommer l'œuvre d'art, sinon expression d'un sentiment, du moins expression de l'ordre du sentiment, ou expression sentie"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 58). Bref, l'émotion éprouvée par l'interprète d'une séquence musicale ou par son public n'est nullement une traduction, c'est-à-dire la translation bi-univoque de ladite séquence dans un autre medium3, mais elle fait indiscutablement partie du contexte de l'interprétation sans, toutefois, en constituer le sens. Et, comme Jankélévitch le souligne, c'est sans doute dans la musique que l'immanence du sens d'une œuvre à son interprétation est la plus achevée : "le sens, en musique, se forme pour le compositeur au fur et à mesure de la création, pour l'interprète et l'auditeur au cours de l'exécution : ici et là émane du « se-faisant », c'est-à-dire d'une œuvre en train d'évoluer dans le temps"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable). Jankélévitch parle bien d'"interprète" face à son "auditeur". Or, que fait l'"interprète" s'il n'"interprète" pas, c'est-à-dire, comme il le dit lui-même, s'il n'"exécute" pas ?4 Wittgenstein ne dit pas autre chose lorsqu'il fait de l'interprétation musicale, certes irréductible à une traduction, le paradigme de la compréhension d'une œuvre d'art en général : "si je dis : « je comprends ce tableau », la question est justement de savoir si je veux dire : « je le comprends ainsi » ? Et le « ainsi » représente ici une traduction de ce qui est compris dans une autre expression. Ou bien, s'agit-t-il pour ainsi dire d'une compréhension intransitive ? Est-ce que, en quelque sorte, en comprenant une chose, je pense à autre chose ; c'est-à-dire la compréhension consiste-t-elle à penser à autre chose ? Et si ce n'est pas là ce que je veux dire, ce qui est compris serait autonome, et il faudrait comparer la compréhension à la compréhension d'une mélodie"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §37). Jankélévitch a, évidemment, raison de souligner que "la musique n'exprime pas mot à mot, ni ne signifie point par point, mais suggère en gros ; elle n'est pas faite pour les traductions juxtalinéaires ni pour la confidence des intimités indiscrètes, mais pour les évocations atmosphériques et pneumatiques"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable) et, donc, que sa compréhension est, au sens de Wittgenstein, "intransitive" : comprendre, dans le cas de la musique, n'est pas comprendre que. Cela dit, que la musique soit intraduisible dans un langage implique-t-il qu'elle soit également indescriptible pour ce langage ?

La musique, nous dit Jankélévitch, est donc un presque-rien. Ou encore, un je-ne-sais-quoi : "je ne sais pas quoi. Mais non point, notez-le : je ne sais rien, purement et simplement ; ni : je ne sais pas, sans préciser et sans distinguer. Je ne sais pas rien du tout, et je ne dis pas non plus qu'il n'y a rien. Il y a quelque chose, et c'est mon savoir seul qui est en défaut ; pourtant ce déficit de savoir est mille fois plus savant que la nescience pure et simple. Mieux encore : je ne dirais même pas : « Je ne sais quoi » si, d'une certaine manière, je n'en savais long, si je n'étais déjà en quelque mesure dans le secret"(Jankélévitch, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien). Notons immédiatement une première imprécision : ce "je-ne-sais-quoi" sur lequel j'en sais déjà long, concerne-t-il la musique en général ou bien cet événement musical que j'écoute ou auquel je pense ? Dans les deux cas, puisqu'il y a bien quelque chose à savoir et qu'au fond, c'est parce qu'il y a trop à savoir que j'ai du mal à m'exprimer, pourquoi ne pas tenter d'en dire un peu néanmoins ? En dire peu sur un sujet trop vaste pour prétendre y être exhaustif (à supposer qu'il existe des sujets qui se prêtent à une telle exhaustivité) est-il plus condamnable que ne rien dire du tout ? En admettant, avec Pascal, qu'il existe une "ignorance savante qui se connaît"5 pourquoi ne pas, en l'occurrence, suivre le conseil de Descartes et "diviser méthodiquement la difficulté en autant de parcelles qu'il serait requis pour la mieux résoudre"6 ? Comme le dit Karol Beffa faisant allusion à Jankélévitch, "le romantisme a recherché dans la musique l’essence même de ce qui dépasse le discours, non sous l’aspect d’un « je-ne-sais-quoi » résiduel, mais sous la forme d’un infini métaphysique, un « plus que tout » inscrit dans l’intériorité du « génie ». C’est dans cette perspective qu’il faut situer la formule – citée à outrance – de Wagner : « La Musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots. » Le symbolisme, lui, s’est entêté à extraire la quintessence de l’effort romantique. Il veut porter plus loin la défiance envers le discours et exalte les ressources de la suggestion, grâce précisément à ce qu’il nomme le « symbole », un signe sacralisé et saturé de mystère. C’est ce que j’appellerais l’époque du « presque rien censé exprimer presque tout »"(Beffa, comment parler de Musique?). Comme il le montre brillamment dans sa leçon inaugurale, le choix de ce qui doit ou peut être dit dans ce qu'il appelle "l'analyse musicale" est, certes, problématique7. Mais c'est le problème de toute analyse que de n'avoir pas, a priori, de champ délimité, voire pas de champ du tout. Par exemple, demande Wittgenstein, "décris l’arôme du café ! Pourquoi est-ce que cela ne va pas ? Est-ce que les mots nous manquent ? Et pourquoi nous manquent-ils ? Mais d’où la pensée qu’une telle description devrait bien être possible ? Une telle description t’a-t-elle jamais manqué ? As-tu cherché à décrire l’arôme sans y réussir ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §610). En effet, "une telle description t’a-t-elle jamais manqué ?". Que nous manque-t-il si nous ne décrivons pas l'arôme du café ? Eh bien, trivialement, nous ne pouvons pas en parler. Si nous voulons pouvoir en parler, il nous faut aussi pouvoir le décrire, dire comment il est, fût-ce en termes très vagues et convenus comme "il est léger", "il est corsé", etc., et il n'est pas interdit de penser que, dans un contexte socio-historique dans lequel le café aurait l'importance que possède le vin dans le nôtre, il existerait, pour en parler, un lexique aussi riche et raffiné que celui de l’œnologie8. Les "vrais" amateurs de bon vin doivent-ils se contenter de soupirer d'aise en levant les yeux au ciel après avoir dégusté leur breuvage favori, à la manière de Charles Bovary savourant ses truffes ? Alors pourquoi ne pas vouloir décrire un événement musical ? Peut-être bien qu'une telle description ne manquait pas au pianiste que fut Jankélévitch, comme ne manque pas celle du vin au buveur de Coca-Cola. Mais les autres ? Karol Beffa souligne qu'en matière musicale "les interprètes sont très demandeurs de conseils d’exécution auprès des compositeurs vivants. Et l’échange qui s’ensuit est encore une autre façon de parler de musique. Un tel dialogue sous-entend de ses participants le partage d’un langage de technique instrumentale commun : phrasé, pédale, considérations d’ordre digital… "(Beffa, comment parler de Musique ?). Et puis comment donner envie de l'écouter ou pas, autrement qu'en la décrivant d'une manière ou d'une autre ? Il se peut que, dans un premier temps, le geste expressif, la mimique, la moue du visage, suffisent à exprimer son enthousiasme ou sa déception. Mais au-delà, comment par exemple, enseigner un art quelconque sans s'évertuer à en décrire quelques aspects caractéristiques : "j’aimerais dire : « Ces tons expriment quelque chose de superbe, mais je ne sais quoi. Ces tons sont un geste puissant, mais je ne puis en donner aucune explication ». Un hochement fort grave de la tête. James : les mots nous manquent. Pourquoi alors ne pas les introduire ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §610) ? Voilà qui n'est, semble-t-il, nullement contradictoire avec l'affirmation de Jankélévitch selon laquelle je-ne-sais-quoi-dire au motif qu'il y aurait sans doute, au sujet de la musique en particulier, mais aussi de l’œuvre d'art en général, infiniment à dire. En refusant de décrire l'événement musical, Jankélévitch est, certes, cohérent avec lui-même. Mais il semble ne pas se rendre compte qu'il est dans un cercle logique : comme le prouve l'existence de l'analyse musicale9, la musique est indescriptible pour celui-là seul qui l'a, a priori, décrétée telle !

La musique, nous dit Jankélévitch, n'est pas un rien sur lequel il n'y aurait, par hypothèse, rien à dire, mais un presque-rien à propos duquel il y a, tout au contraire, beaucoup trop à dire pour pouvoir l'exprimer adéquatement : "dans un développement significatif, ce qui est dit n'est plus à redire, [or] en musique ce qui est dit reste à dire, à dire et inlassablement et inépuisablement à redire"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable). Il voudrait, à propos de la musique, sortir de cette alternative pluri-millénaire : "la musique est-elle un divertissement sans portée ? ou bien est-elle un langage chiffré"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable). Et de rappeler que "l'homme prétend dominer […] c'est pourquoi la musique lui paraît toujours perfide. Les esprits forts regardent avec méfiance et considèrent comme perfide quelque chose qui les envoûte et qui les fascine. De là les préjugés millénaires contre la musique. Ça commence avec Platon10 et ça continue tacitement avec beaucoup de nos contemporains. Ce n'est pas une occupation sérieuse"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable). Donc, pour Jankélévitch, la plupart de ceux qui ont tenté de penser l'événement musical l'ont, soit couvert d'éloges en l'assimilant à "un langage chiffré", hiéroglyphique, soit, en considérant que l'intraduisibilité de l'événement musical et sa difficulté à le décrire en fait "un divertissement sans portée", ils l'ont "regard[é] avec méfiance et considér[é] comme perfide". Tandis que, pour lui, c'est précisément son intraduisibilité en "un langage chiffré" qui en fait toute la richesse impressionniste. Malheureusement, pour échapper à une dichotomie, il s'enferme dans une autre : ou bien l'impressionnisme artistique ou bien l'expressivisme linguistique et tertium non datur ! Du coup, il renonce, a priori, au pouvoir descriptif du langage. Or, on pourrait tout à fait admettre que le caractère non-signifiant et non-traduisible en "un langage chiffré" de la musique, ce "je-ne-sais-quoi […] qui ne consiste en rien et où il n'y a, en un sens, rien à savoir […] en raison de sa richesse même et de la subtilité infinie de sa contexture"(Jankélévitch, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien), soit compatible avec un jeu de langage signifiant et précis. Après tout, ce ne serait pas la première fois que le langage humain serait confronté au problème de la description de ce qui est peu ou mal connu en raison, précisément, "de la subtilité infinie de sa contexture"11. Mais, pour Jankélévitch, ce serait renoncer au dogme de l'inexpressivité de la musique. Et de se réfugier dans le mysticisme ineffabiliste : "aussi gardons-nous le droit de parler d'une demi-gnose"(Jankélévitch, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien). Et que nous apprend donc cette "demi-gnose" ? Que "le quid inconnaissable du presque-rien, en tant qu'il s'impose à nous comme nécessité a priori, exprime donc une réalité mystérieuse. La quoddité de ce mystère, à son tour, se révèle comme pur fait-que : nous connaissons qu'un je-ne-sais-quoi existe sans savoir en quoi la chose consiste. Exister sans consister en quoi que ce soit, n'est-ce pas le déroutant, décevant, irritant paradoxe du Charme ?"(Jankélévitch, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien). Bref, l'essence même de l'événement musical ("le quid inconnaissable du presque-rien") exprime (sic) "une réalité mystérieuse". On tourne en rond ! Pourtant, comme l'a souligné Yann Schmitt, dans la mesure où l'exégèse mystique préserve la relation sujet-objet, on pourrait, malgré tout, s'attendre à une tentative de description de l'expérience mystique, cette tentative dût-elle échouer comme lorsqu'on essaie de "décrire" un rêve12, auquel cas, on sera fondé à conclure à l'échec de l'intention de décrire un certain objet. À cet égard, l'expérience du charme que Jankélévitch évoque en matière de "demi-gnose" de l'événement musical répond-elle à ce réquisit heuristique minimal ? Qu'on en juge : "en désespoir de cause nous appelons Charme cette absence anonyme, ce κούφον χρήμα ["chose subtile" en grec] plus aérien qu'un poète, plus vaporeux qu'un duvet, plus diffus que la brume d'un matin de printemps, plus imperceptible que la brise où chuchote l'esprit de Dieu"(Jankélévitch, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien). Y a-t-il là une tentative de description ? Avoir l'intention de décrire un certain objet (disons O), dire comment il est c'est, soit avoir l'intention de le classer ("O est un ceci-et-cela"), soit avoir l'intention de l'identifier ("O est le tel-et-tel")13. Or, l'évocation, pour le coup, très "impressionniste", d'un "je-ne-sais-quoi", d'un "presque-rien", d'un "Charme", non seulement ne classe pas la musique (ce qui est normal si on est là dans ce que Schmitt appelle "l'Ultime", autrement dit, l'"inclassable"), mais ne l'identifie pas non plus. C'est peu dire que "ce κούφον χρήμα ["chose subtile" en grec] plus aérien qu'un poète, plus vaporeux qu'un duvet, plus diffus que la brume d'un matin de printemps, ..." pourrait qualifier n'importe quelle entité que l'on aurait réputée indescriptible ou, ce qui revient au même, digne d'être seulement évoquée en termes impressionnistes. À la limite, on pourrait risquer l'oxymore en disant qu'il classe l'événement musical dans la classe des "inclassables". Il reste qu'en l'évoquant comme il le fait, le "je-ne-sais-quoi" devient un "je-ne-sais-rien".

Alors, si l'on estime que, malgré qu'il en ait, Jankélévitch ne parle nullement de la musique lorsqu'il prétend l'évoquer en disant que son "charme tient tout entier dans l'intention et le moment du temps et le mouvement spontané du cœur, […] la fragile évidence, liée à d'impondérables et innombrables facteurs, dépend d'abord de notre sincérité"(Jankélévitch, la Musique et l'Ineffable), ou encore que "la sonate n'est [...] pas à proprement parler une succession de contenus expressifs qui se déroulent dans le temps : chronologie enchantée et mélodieux devenir, elle est le temps lui-même"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable)14, si l'on admet avec lui cependant que la musique n'est ni signifiante, ni expressive, ni traduisible, ni descriptible mais que, néanmoins, il y quelque chose à en dire, que nous reste-t-il comme possibilités ? Nous allons en suggérer deux qui, d'ailleurs, comme le dit, dans une veine très proustienne Hélène-Karine Garcia-Solek en parlant de Wittgenstein, ont ceci de commun que, dans les deux cas, "l'intérêt est à porter sur la possibilité d'associations que stimule un morceau, et non pas sur ce qu'il stimule. Le processus par lequel ces associations se produisent n'est pas tant important que l'ensemble de ces associations mises en rapport de comparaison et d'analogie, totalité constructive car pratique, dont les zones de ressemblances circonscrivent l'expressivité particulière à un morceau"(H.K. Garcia-Solek, Wittgenstein et la Musique, iii, 1)15. Contrairement à Jankélévitch, en effet, Proust et Wittgenstein (de même que Nietzsche), qui ne sont pas métaphysiciens, refusent d'essentialiser la musique, de la traiter, à la manière de Schopenhauer, comme une réalité nouménale en soi, coupée de ses expressions phénoménales, ou, pour le dire comme Aristote, comme une substance dont les manifestations acoustiques ne seraient que des accidents. Ils n'interrogent donc pas le lien noumène/phénomène ou la relation substance/accident (conduisant immanquablement à la relégation du second terme au profit du premier), mais ne s'intéressent qu'auxdits phénomènes ou accidents et négligent toute soi-disant réalité nouménale ou substantielle sous-jacentes de la musique, comme, d'ailleurs, de toute activité artistique en général. Nous montrerons donc, pour terminer, que, sans récuser toute forme de mysticisme comme renonciation à certaines facilités illusoires à quoi nous incline le langage ordinaire, il nous est possible de parler de la musique, en termes d'associations déictiques, de l'événement musical avec des événements vécus sans que de telles associations puissent être tenues pour des descriptions, ni de l'événement musical, ni des événements vécus auxquels il est associé. Pour Jankélévitch, "la musique témoigne du fait que l'essentiel en toutes choses est je-ne-sais-quoi d'insaisissable et d'ineffable ; elle renforce en nous la conviction que voici : la chose la plus importante du monde est justement celle qu'on ne peut dire"(Jankélévitch, quelque part dans l’Inachevé). De même, Wittgenstein écrit à propos du texte du Tractatus, qu'il "consiste en deux parties : l'une est celle qui est présentée ici, l'autre comprend tout ce que je n'ai pas écrit. Et c'est précisément cette seconde partie qui représente l'essentiel"(Wittgenstein, Lettre du 10.11.1919 à Ludwig von Ficker). Et lorsque Wittgenstein ajoute que cet "essentiel" réside dans les valeurs éthiques et artistiques16 en disant que "le sens du monde doit être hors de lui […]. Les propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur [...] Il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose)"(Wittgenstein, Tractatus, 6.42-6.421), Proust lui fait écho en précisant que l'art, "en justifiant que nous donnions à l'imagination la première place, puisque nous comprenons maintenant qu'elle est l'organe qui sert l'éternel, nous relève peut-être aussi nous-mêmes en nous montrant à nous-mêmes si heureux dès que nous sommes dégagés du présent, comme si notre vraie nature était hors du temps"(Proust, Jean Santeuil, 465). Il y a donc, indiscutablement, une forme de mysticisme chez ces deux derniers auteurs, forme faible, sans doute dans la mesure où ils se bornent à admettre que, si la relation d'un sujet à un objet ne s'épuise pas dans la description de celui-ci par celui-là, en revanche, ils sont loin de congédier le langage17 comme mode privilégié et peut-être même unique de cette mise en relation, y compris avec l'objet le plus éthéré ("l'Ultime" de Yann Schmitt) au point même que c'est dans et par le langage18 que ce mysticisme est le plus manifeste, ce dont la quasi-totalité de la production philosophique de l'un et la totalité de la production littéraire de l'autre témoignent abondamment. Mais enfin, le mysticisme de Jankélévitch est, au fond, du même acabit à la différence près qu'il y a en plus, chez lui, un bergsonisme mal assumé qui lui fait, en théorie, dénier mais, en pratique, utiliser bel et bien la puissance évocatrice du langage pour, comme on l'a vu, essayer, en vain, de parler de la musique. En tout cas, tous les trois sont d'accord que, s'agissant de la musique, "se taire, en ce domaine, sous prétexte que « tout est dit » est un sophisme substantialiste et quantitatif : autant refuser d'écrire un poème sur l'amour parce que le sujet a déjà été traité"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable). Voyons donc comment Proust et Wittgenstein s'y prennent pour parler de la musique. Dans les deux cas, nous nous en tiendrons à un exemple significatif que nous analyserons.

À propos du grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Isolde au début de l'acte III du "Tristan et Isolde" de Wagner, Proust fait dire à son narrateur que "plus merveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librement l’habileté technique de l’ouvrier servait à leur faire quitter la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j’avais vu à Balbec changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel. Peut- être, comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces appareils vraiment matériels pour explorer l’infini, de ces cent-vingt chevaux marque Mystère, où pourtant si haut qu’on plane on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant ronflement du moteur !"(Proust, la Prisonnière, 1724). Outre la vénération de son auteur pour l’œuvre de Wagner19, cet extrait est significatif à un double titre. Il y a d'abord, l'utilisation du terme "phrase" pour parler de l'audition d'une séquence musicale dotée d'une identité modale, mélodique et rythmique qui autorise sa mémorisation et sa reconnaissance et ce, exactement de la même manière qu'une phrase parlée. Plus précisément, dans les deux cas, le phrasé20 est une expression de la vie de celui qui prononce la phrase : "les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines manières de parler, certaines phrases consacrées, qui presque aussi inconscientes qu'une intonation, presque aussi profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 711). Or la fonction d'expression de la vie que possède une phrase est, pour Proust, quelque chose de bien précis. Ce n'est pas LA vie in abstracto qu'une phrase, qu'elle soit vocale ou instrumentale, a pour fonction d'exprimer, mais, très précisément, telle ou telle impression "vraie" : "sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m'arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu'il les avait jadis sentis"(Proust, le Temps Retrouvé, 2264). Car c'est bien cela l'impression "vraie" : c'est celle qui a été profondément, authentiquement, intensément éprouvée jadis par le destinataire de la phrase21 et qui, pour mille et une raisons, étant désormais tombée dans l'oubli, n'attend que le hasard d'une rencontre événementielle présente pour être évoquée, c'est-à-dire réactivée. Raison pour laquelle est irrémédiablement vouée à l'échec toute tentative d'évocation volontaire22 d'une impression passée, c'est-à-dire qui emprunterait la voie de la conscience et donc d'une description par le langage (intérieur). Pour Proust, seule une impression actuelle analogue à l'impression oubliée peut raviver cette dernière. Ainsi, Swann ne ressent-il jamais avec autant d'acuité la douceur de son amour pour Odette qu'à l'audition de cette "petite phrase" de la sonate de Vinteuil que celle-ci lui jouait naguère si maladroitement. D'où l'affinité proustienne pour l'art impressioniste en général. Il s'agit, en effet, tant pour l'artiste que pour son public, d'y concentrer des modes d'expression qui soient de nature à multiplier les occasions fournies à l'imagination de "retrouver le temps perdu", c'est-à-dire d'évoquer aléatoirement, à travers des impressions picturales, littéraires ou musicales, d'autres impressions autrefois éprouvées in vivo mais tombées dans l'oubli. En ce sens, et c'est la deuxième raison de voir dans le passage cité ci-dessus un extrait significatif, Proust parle toujours de la musique en insistant, dans son évocation, sur l'association symbolique qui existe entre la musique et la vie, plus précisément sa vie : l'exemple du "Tristan et Isolde" montre que telle phrase musicale s'associe à un événement qui a beaucoup frappé23 l'imagination de l'auteur, à savoir l'invention de l'aéroplane qui, pour lui évoque tout à la fois la légèreté et le bruit assourdissant24. Cet événement n'a pas été, à proprement parlé, oublié. Sauf que c'est par et dans l'audition de cette phrase musicale qu'il se trouve le mieux réactivé en impressions imagées et non en concepts intellectuels. Pour généraliser à d'autres formes d'art et à d'autres événements marquants de la vie de l'auteur, on peut donc dire qu'"il n'est pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust, la Prisonnière, 1885). On voit donc qu'on peut tout à fait adopter une forme de mysticisme, et même de mysticisme impressionniste, sans pour cela dénier au langage le droit d'indiquer les événements musicaux singuliers qui, en symbolisant avec le "temps perdu" de l'auditeur, montre par là-même ce qu'est la nature ultime de la musique. Raison pour laquelle, chez Proust, si l'art est, par excellence expression analogique de la vie, la littérature est toujours, in fine, expression analogique possible de l'art, de tout art, et, donc, par transitivité, de la vie aussi : "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés""(Proust, le Temps Retrouvé, 2285).

Wittgenstein écrit, lui aussi de manière très significative, que "l'image entière d'un pommier tout entier a, en un sens, infiniment moins de ressemblance avec un pommier que la plus petite des pâquerettes. Et en ce sens, une symphonie de Bruckner a, avec une symphonie de l'époque héroïque25, une affinité infiniment plus proche qu'une symphonie de Mahler. Si celle-ci est une œuvre d'art, c'est une œuvre d'art d'un genre tout à fait différent"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 45). Là encore, outre l'inclination de Wittgenstein pour le retour au classicisme du post-romantisme de Bruckner au détriment de ce qu'il considère comme l'aventurisme (est-ce d'ailleurs encore de l'art, s'interroge-t-il) de celui de Mahler, il y a, dans ce passage, deux éléments tout à fait remarquables. Le premier a trait à son style philosophique qui consiste à proposer un rapprochement supposé éclairant entre deux faits ou, plus exactement, à deux expressions factuelles à première vue hétérogènes. En effet "le philosophe dit : "Considère les choses de telle manière !""(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 61), en l'occurrence, "considère l'analogie que je te propose d'établir entre le fait f1 et le fait f2". La différence avec l'utilisation que Proust fait de l'analogie saute aux yeux : l'analogie, chez celui-ci, est naturelle et spontanée, suscitée par le hasard des rencontres, tandis qu'elle est au contraire intentionnelle, voire réfléchie, chez celui-là26. Par exemple, Wittgenstein nous suggère de considérer l'affinité entre Bruckner et Mahler par analogie avec l'affinité qu'un pommier pourrait avoir avec l'image, fût-elle photographique, d'un pommier. Spontanément, on aurait tendance à voir à l'intérieur de chacun de ces deux couples de termes une évidente ressemblance. Mais, nous prévient-il, c'est une ressemblance qui, sans être trompeuse pour autant27, n'en est pas moins très superficielle. À la ressemblance d'apparence, il suggère de substituer une ressemblance de structure : de ce point de vue, une petite fleur possède une structure anatomique très proche de celle du pommier et très éloignée de celle de l'image du pommier, de même que la structure orchestrale de Bruckner est celle d'une symphonie de Beethoven et très éloignée d'une symphonie de Mahler. Aussi peut-on parler d'analogie au sens d'une ressemblance intentionnellement justifiée par une raison. Comme chez Proust, la compréhension de la musique suppose le recours à des analogies, mais, chez Wittgenstein, celles-ci sont projectives et non sensitives : "comprendre la musique n'est ni une sensation, ni une somme de sensations"(Wittgenstein, Fiches, §165). Autrement dit, on montre que l'on a ou que l'on n'a pas compris tel ou tel événement musical, sauf que, pour Wittgenstein, ce n'est pas, primitivement, une affaire de ressenti subjectif mais, d'emblée, de compétence objective. Et ce qui vaut pour la musique vaut aussi, mutatis mutandis, pour les autres formes d'art : "je puis par exemple lire une phrase de façon plus ou moins émouvante. Je m'efforce de trouver exactement le ton juste. Ce faisant, il est fréquent que je voie une image devant moi, une sorte d'illustration. Je puis même donner un certain ton à un mot, ton que sa signification appelle, presque comme si le mot était une image. On pourrait imaginer pour soi-même un système d'écriture, dans lequel certains mots seraient remplacés par de petits dessins, ce qui les ferait ressortir. De fait, cela arrive souvent, quand nous soulignons un mot ou quand, dans la phrase, nous le mettons formellement sur un piédestal"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1059). Lorsque je comprends une phrase musicale, je fais quelque chose avec ma voix, avec mes gestes, avec les traits de mon visage, avec ma posture, etc., et ce que je fais, nous dit Wittgenstein n'est que la projection intentionnelle28 d'une sorte d'image que j'aurais sous les yeux, un peu comme un plan ou un dessin, quelque chose d'analogique à un ensemble de règles qui me guiderait dans mon exécution. En ce sens, l'observateur attentif et compétent pourra dire, effectivement, qu'il existe ou qu'il n'existe pas une analogie entre ce que je fais et ce que j'estime avoir compris29 de la phrase musicale30. Il va de soi, et c'est là le deuxième élément important, que ce que je fais, en l'occurrence, peut aussi consister à parler de ce que j'estime avoir compris. Bien entendu, il ne s'agit pas d'en parler n'importe comment, et, notamment, pas avec ce genre de propos convenus qui expriment tout le contraire de ce qu'ils sont censés exprimer, à savoir, précisément, la compréhension. Là-dessus, Wittgenstein s'accorde pleinement avec Proust et avec Jankélévitch. Alors en quoi cela consiste-t-il, pour Wittgenstein, de parler pertinemment d'un événement musical ? Là encore, il nous propose une analogie : "en quoi cela consiste-t-il d’apprécier ? Chez un tailleur, un client examine d’innombrables échantillons et dit : “Non, celui-ci est un peu trop foncé, celui-là un peu trop criard”. Nous dirons de lui qu’il sait apprécier les tissus. Ce ne sont pas ses exclamations [“Oh!” ; “Magnifique!” ; “C’est un chef-d’œuvre !”] qui montrent qu’il sait apprécier, mais la manière qu’il a de choisir, de sélectionner, etc. De même en musique : “Ceci est-il harmonieux ? Non, la basse n’est pas tout à fait assez forte. Là, je veux simplement quelque chose de différent”"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 19-20). Pas plus que chez Proust, le fait de parler de la musique de cette façon ne peut, chez Wittgenstein, être assimilé à une description d'un fait musical. Wittgenstein entend parler de la musique en critique et la critique est, chez Wittgenstein, clairement impressionniste : "le sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de mon esprit ; cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 19). Par exemple,  "dans la critique musicale vous dites : ‘faites attention à cette transition’ ou ‘ce, passage-ci n’est pas cohérent’. Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous dites : “ son utilisation des images est précise ”. Les mots que vous utilisez sont plus apparentés à “ juste ” ou “ correct ” qu’à “ beau ” ou “ charmant ”"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 8). Le critique musical énonce donc bien des jugements de valeur et non pas des descriptions31 : pas plus que "beau" ou "charmant", "juste" ou "correct", ainsi que toutes ses déclinaisons plus ou moins techniques ou savantes, ne sont des concepts qui pourraient donner lieu à classification ou à identification de tel ou tel événement musical. Tout au plus peut-on l'évoquer, c'est-à-dire, au sens de Wittgenstein, le montrer, et non pas, à proprement parler, le dire, c'est-à-dire le décrire32. Il est clair que, "quand je lis un poème, ou une prose expressive, et surtout quand je la lis à haute voix, il se produit bien pourtant quelque chose dans cette lecture qui ne se produit pas quand je ne fais que survoler les propositions pour en retirer simplement l'information qu'elles contiennent"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1059). Analogiquement, jouer d'un instrument, chanter, danser, pas plus que lire ne peut se réduire à décrire, autrement dit  un texte ou une partition. Là réside, évidemment, le mysticisme de Wittgenstein : "il y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le mystique [das Mystiche]"(Wittgenstein, Tractatus, 6.522). Ce qui "se montre", chez Wittgenstein, s'oppose à ce qui "se dit" comme l'être à l'apparaître, comme l'indicible au dicible, comme le mystique au descriptible : "une proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu'elle est […]. Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais le fait quil est"(Wittgenstein, Tractatus, 3,221-6.44)32. Sauf que l'indicible, chez lui, est inhérent au langage-même et n'a donc rien à voir avec une soi-disant impossibilité d'exprimer par et dans le langage, ce que Jankélévitch, précisément, appelle l'ineffable. Wittgenstein est conscient que, tout particulièrement en matière de critique musicale, on ne peut que s'approcher, asymptotiquement, des limites du langage sans jamais, pour autant, en sortir. Dans cette approche asymptotique, "la difficulté n'est pas de reconnaître ici que l'on ne peut sortir du langage, […] mais de comprendre que cette impossibilité n'a rien d'inquiétant ou d'anormal à quoi nous puissions légitimement aspirer, qu'elle ne fait pas de nous, en un sens quelconque, les victimes ou les prisonniers du langage"(Bouveresse, Wittgenstein : la Rime et la Raison, i) puisque, comme l'illustrent les théologiens, les écrivains et une bonne partie des philosophes33, c'est, tout au contraire, à l'approche de ces limites34 que s'éprouve le vertige de la créativité, de la puissance évocatrice du langage. Ce qui, évidemment, immunise Wittgenstein contre la difficulté métaphysicienne à dire l'être, à le décrire alors qu'il suffit de le montrer.

Finalement on peut sans grande difficulté admettre avec Jankélévitch que la musique n'est pas un langage au sens où le langage des sourds-muets ou l'anglais en sont un. Si tel était le cas, on pourrait la traduire dans n'importe quel autre langage pour en faire comprendre la signification. Ce qui n'est pas possible pour la bonne et simple raison qu'une phrase musicale n'a pas de signification au sens où une phrase linguistique en possède une, c'est-à-dire, précisément, au sens où une telle phrase peut être para-phrasée, autrement dit traduite dans et par une autre. Sauf de manière analogique35. Car la véritable relation qui existe entre un événement musical et son expression extra-musicale est de nature analogique. Et ce que l'auteur de l'analogie veut transmettre, c'est une certaine impression générale qu'il estime être, in concreto, la meilleure manière d'en connaître l'objet. Là encore, Jankélévitch a raison : cette connaissance n'est pas rien, elle est bien un "je-ne-sais-quoi" et, comme Proust y insiste, il se pourrait qu'effectivement, elle soit le seul moyen de connaître tel ou tel événement musical en évoquant des impressions autrefois déjà éprouvées mais plus ou moins tombées dans l'oubli. À moins qu'elle soit, comme le dit Wittgenstein, une connaissance pratique de soi comme ensemble de traits, d'attitudes ou de postures qu'il nous incline à adopter. Mais une impression musicale, qu'elle soit "proustienne" ou "wittgensteinienne", s'exprime aussi dans le double sens où, du côté du producteur de l'événement musical, elle procède d'une certaine intention de manifester "je-ne-sais-quoi" par et dans la musique jouée ou écrite, et, du côté du récepteur, elle peut, à son tour, être évoquée, entre autres moyens, par celui d'une analogie langagière. Ce qui ne suffit évidemment pas pour, comme le craint Jankélévitch, noyer la musique dans le langage. Simplement, plutôt que de figer langage et impression dans un rapport d'exclusion définitif et stérile, on devrait admettre plutôt36, comme le souligne Wittgenstein, que "le fait de comprendre une proposition est plus proche qu'on ne le croirait de la compréhension d'un morceau de musique. Pourquoi doit-on jouer ces mesures exactement de cette façon ? Pourquoi vais-je faire en sorte que l'augmentation ou la diminution de la force et du tempo corresponde exactement à cette image ? - Je pourrais dire : « parce que je sais tout ce que cela signifie ». Mais qu'est-ce que cela signifie? - Je ne saurais le dire. Pour l'expliquer, je ne peux que transposer l'image musicale dans l'image d'un autre processus et laisser cette image éclairer l'autre"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, i, 4)37. Or, il se trouve que cet "autre processus", le processus analogique, est l'une des caractéristiques essentielles de tout langage, celui qui génère son pouvoir créatif illimité et explique la difficulté qu'ont les uns et les autres à parler spécifiquement de la musique autrement qu'en l'analysant, donc en la décrivant38. Il n'empêche que le caractère fondamentalement mystique de la méthode analogique, voilà qui contribue à réintégrer le mysticisme dans la sphère de la cognition ordinaire et, surtout, à résoudre le paradoxe d'un mysticisme qui, comme c'est le cas, notamment chez Jankélévitch, prétend faire l'exégèse d'un événement ou d'une chose jugés trop éminents pour qu'on se contente de les décrire, et qui, pour cette raison, sont qualifiés d'ineffables, mais dont l'exégèse tente néanmoins d'en parler par prétérition tout en échouant immanquablement à le faire à force de diluer le sublime objet de son discours dans des généralités métaphysiques qui, à défaut d'être un "je-ne-sais-rien", sont hélas un "je-n'apprends-rien-à-personne". Or, n'est-ce pas, tout bien considéré, à cette sorte de mysticisme proustien que s'abandonne, à son insu, Jankélévitch lorsqu'il parle de "la « collaboration mystérieuse du parfum des fleurs », des courbes de l'air et du mouvement des feuilles. J'aime que la musique ne soit pas sourde à la chanson du vent dans la plaine, ni insensible aux parfums de la nuit"(Jankélévitch, quelque part dans l’Inachevé) ou qu'il évoque ce passage "plus silencieux que l'ange de la mort dont les ailes palpitent doucement, au cinquième acte de Pelléas39, dans la chambre de l'agonisante, plus léger enfin que toutes les choses les plus légères"(Jankélévitch, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien) ?

1Vorstellung possède, en allemand, a un sens psychologique, contrairement à Darstellung.
2"La musique viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels [...]. Elle est d'essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution, aussitôt, met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique [...]. C'est le mot de Tolstoï : "là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique possible""(Quignard, la Haine de la Musique, vi).
3"Nous parlons de la compréhension [Verstehen] d'une phrase au sens où la phrase peut être remplacée par une autre qui dit la même chose, mais aussi au sens où elle ne peut être remplacée par aucune autre. Pas plus qu'un thème musical ne peut l'être par un autre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §531). Nous avons là les deux sens possibles de la notion d'interprétation : l'interprétation comme traduction (d'une langue dans une autre par exemple) et l'interprétation comme exécution (d'une séquence musicale par exemple). En allemand l'Auslegung en tant qu'interprétation-translation se distingue de la Deutung comme interprétation-indication .
4Karol Beffa rapporte que "Ligeti, héritier en cela de la tradition d’objectivité de l’interprétation de Ravel et de Stravinski, enjoint de ne jouer que ce qui est marqué sur la partition. « Ma musique, dit-il, ne s’interprète pas. » Cette exigence me semble illusoire. L’écoute de la dizaine de versions discographiques différentes de son étude n°4 "Fanfares" montre l’impossibilité pour le pianiste de s’en tenir à cette recommandation. Demander à un interprète de ne pas interpréter paraît contre nature…"(Beffa, comment parler de Musique ?). Comme le souligne Francis Wolff, "toute partition ou presque, depuis le début du XIX° siècle, c'est-à-dire depuis que d'autres musiciens que le compositeur sont amenés à exécuter la pièce, contient des indications d'interprétation"(Wolff, pourquoi la Musique ?, iii, 1).
5"Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis ; mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux, qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien"(Pascal, Pensées ? B327).
6"Au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre"(Descartes, Discours de la Méthode, II).
7Et de citer l'anecdote suivante : "pour mieux faire comprendre ce qu’est l’analyse musicale, je prendrai comme exemple l’article fameux qu’écrivit Alban Berg en réponse au livre de Hans Pfitzner, la Nouvelle Esthétique de l’Impuissance Musicale : un Symptôme de Décomposition ?, publié en 1920, et qui critiquait la Seconde École de Vienne, dont Berg était l’une des figures majeures. [...] Dans son livre, Pfitzner glorifiait les valeurs romantiques du génie et de l’inspiration et, en contraste, attaquait avec virulence les postulats de la Neue Musik. La riposte de Berg fut instantanée et aussi mordante qu’efficace. Son article, ironiquement intitulé l’Impuissance Musicale de la “Nouvelle Esthétique” de Hans Pfitzner , dissèque l’interprétation qu’avait donnée Pfitzner de la célèbre pièce de Schumann extraite du recueil Scènes d’enfants : « Rêverie ». [...] Le discours de Pfitzner est représentatif de l’idée d’ineffable en musique selon l’esthétique postromantique. La musique, le surgissement de la beauté dans la musique ne peut que sidérer le langage, réduire au silence de l’admiration : « […] en présence d’une mélodie, comme celle-ci, écrit-il, on perd complètement pied. L’on peut reconnaître sa valeur, on ne saurait la démontrer. Pour faire à son sujet l’accord des opinions, l’intelligence ne sera d’aucun secours ; on est sensible à son charme ou on ne l’est pas. Nul argument n’est capable de convertir celui qui refuse d’être ravi par elle, et il n’y a rien à dire à quiconque l’attaque, sinon la lui jouer et s’écrier : “Comme c’est beau !” Ce qu’elle exprime est d’une évidence aussi profonde, d’une clarté aussi mystique que la vérité elle-même. » [...] Or, sur la « Rêverie » de Schumann, il y a des choses à dire. « Il est possible, nous dit Berg, d’avoir sur la beauté d’une mélodie des idées suffisamment probantes pour “ouvrir la compréhension” à tout “sens mélodique” éveillé. Bien sûr, ce devront être des idées de nature musicale, et non seulement des expressions sentimentales subjectives et indémontrables. » Et pour étayer l’analyse objective, rationaliste, qu’il veut mener, Berg va parler technique musicale. [...] Ce sont là remarques de compositeur, qui sait comment la musique se fait. La cause est entendue. Berg est précis, rigoureux, ses observations reposent sur des faits incontestables. Et en plus, son ton provocateur met les rieurs de son côté. Il bat Pfitzner par K.O. [même si], emporté par son intention vengeresse envers son adversaire et par la fougue de son plaidoyer en faveur d’une analyse rationaliste de la musique, Berg oublie de relier son analyse de la pièce au projet esthétique de Schumann"(Beffa, comment parler de Musique ?).
8Cf., à titre d'exemple, ce Petit Lexique du Vin.
9Au sens de Karol Beffa, reprenant les propos d'un musicologue célèbre, "analyser signifie d’abord décomposer : décomposer ce qui est composé, mettre en évidence les parties qui composent une réalité. Ce processus de décomposition s’accompagne d’un processus de recomposition, au moins partielle, autrement dit d’une synthèse, puisque l’analyse s’efforce d’établir et de comprendre les rapports que les parties mises en évidence entretiennent entre elles et avec le tout"(Beffa, comment parler de Musique ?).
10Comme nous le montrons dans sans Musique la Vie serait une Erreur (Nietzsche), la position de Platon à l'égard de la musique est beaucoup moins catégorique que cela, ne fût-ce que parce qu'à propos de la musique, le livre III des Lois semble bien dire le contraire du livre III de la République.
11Cf., par exemple, ce que dit Karol Beffa à propos de la méthode d'analyse musicale de Pierre Boulez : "outre l’observation des faits musicaux (première phase) et la découverte des lois d’organisation interne qui rendent compte avec le maximum de cohérence de ces faits (deuxième phase), cette troisième phase, « capitale », c’est l’interprétation de ces lois – qui doit même aller au-delà des intentions du compositeur. Car, pour Boulez, « l’auteur, aussi perspicace soit-il, ne peut concevoir les conséquences – proches ou lointaines – de ce qu’il a écrit, et son optique n’est pas forcément plus aiguë que celle de l’analyste ». Et de conclure qu’une analyse « n’a d’intérêt véritable que dans la mesure où elle est active et ne saurait être fructueuse qu’en fonction des déductions et conséquences pour le futur »"(Beffa, comment parler de Musique?).
12Cf., par exemple, l'Aurélia de Gérard de Nerval.
13Il va de soi que toute description, qu'elle soit définie ou indéfinie, nécessite un ou plusieurs concepts définissables en extension ou en intension. Cf. la Théorie Russellienne des Descriptions ainsi que dire et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
14La fragilité et la temporalité sont deux thèmes récurrents de la métaphysique de l'ineffable (cf. aussi Bergson ou Heidegger).
15Texte complet consultable sur le site de l'UQAM.
17Nous y incluons le langage "mental", celui de la pensée ou du dialogue intérieur cher à Proust mais qui, comme le montre Wittgenstein, est néanmoins langage de part en part (cf. dans quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?).
18Et non pas hors du langage comme ce serait le cas dans la forme forte d'un mysticisme qui, comme le souligne Jacques Bouveresse, "est presque toujours rapportée, implicitement ou explicitement, à une sorte d'impuissance ou d'insuffisance intrinsèque de notre langage, au fait que, d'une manière ou d'une autre, nous ne disposons pas du langage adéquat. Chez Wittgenstein au contraire, il ne saurait être question d'un défaut ou d'une inaptitude quelconque du langage : […] l'élément mystique n'est pas quelque chose qui se trouve en dehors des possibilités d'expression du langage tel qu'il est : son existence découle immédiatement du fait qu'il y a des possibilité d'expression, de l'existence même du langage"(Bouveresse, Wittgenstein : la Rime et la Raison, i). Rappelons que, pour Wittgenstein, l'impossibilité de décrire un objet (par exemple, le goût du café) est toujours relative à un usage donné et non pas absolue.
19Vénération qui oppose violemment Proust à Nietzsche : "je n’avais, à admirer le maître de Bayreuth, aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir, dans l’art comme dans la vie, la beauté qui les tente, et qui s’arrachent à Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le plus sanglant des chemins de croix, à s’élever jusqu’à la pure connaissance et à l’adoration parfaite du Postillon de Longjumeau"(Proust, la Prisonnière, 1722). Cf. sans Musique, la vie serait une Erreur (Nietzsche).
20Les Anglais disent "voicing". Cf. à ce sujet, dans la leçon inaugurale au Collège de France de Philippe Manoury intitulée l'Invention de la Musique, le passage où le musicien fait jouer au piano la hauteur, le rythme, la durée et l'intensité des mots prononcés par une locutrice énonçant une phrase banale. Comme il le souligne lui-même, le résultat ressemble étrangement à un morceau de Lennie Tristano !
21Destinataire qui peut, bien entendu, être l'émetteur lui-même.
22Proust s'accorde là avec Bergson pour qui la mémoire volontaire manque presque toujours son objet.
23Avec l'apparition de l'automobile et celle du téléphone.
24Tout Wagner s'y trouve résumé !
25C'est-à-dire classique.
26Pour Wittgenstein, tout percevoir est, d'emblée, "percevoir comme". L'idée d'une intentionnalité de la perception rapproche Wittgenstein de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. Cf. sentir et percevoir, une Distinction Problématique.
27"On pourrait être enclin à dire :"il faut assurément qu'une ressemblance nous frappe, sinon rien ne nous pousserait à utiliser le même mot". [...] Et pourquoi cela ne consisterait-il pas en tout ou en partie en ce que nous soyons incités à utiliser la même locution ?"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 130). Pour Wittgenstein, la notion de ressemblance suppose, comme toutes les autres notions de notre langage, un usage déterminé. Et c'est cet usage déterminé du langage ordinaire qui projette intentionnellement des ressemblances ou des analogies, autrement dit qui opère des rapprochements entre des faits qui, sans cette projection (inconsciente dans le langage ordinaire mais, en principe, réfléchie en philosophie) apparaîtraient complètement hétérogènes.
28Ce qui n'implique pas nécessairement qu'elle soit consciente au moment où je l'opère. Cf. Conscience de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité.
29Cf. l'exemple (que nous donnons en introduction de Wittgenstein, Expressivité Verbale et Expressivité Musicale) de ce musicien prodige qui joue avec virtuosité mais sans manifestement comprendre ce qu'il joue.
30L'expression "phrase musicale" est aussi fréquente chez Wittgenstein que chez Proust.
31Ce n'est donc pas un analyste musical au sens de Karol Beffa.
32Pour une analyse de l'équivalence des verbes "dire" et "décrire" chez Wittgenstein, cf. dire et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
33Qui, comme le souligne Carnap, devraient "être conscient[s] et faire savoir clairement qu'il ne s'agit pas [dans leurs œuvres] d'une description, mais d'une expression, non d'une théorie, laquelle communique une connaissance, mais de poésie et de mythe. Quand un mystique affirme avoir des expériences qui se situent au-dessus ou au-delà de tous les concepts, on ne peut le lui contester. Mais il ne peut [au sens de Wittgenstein] en dire quelque chose"(Carnap, la Conception Scientifique du Monde). Pour Wittgenstein, il est clair que "la plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue"(Wittgenstein, Tractatus, 4.003). Malgré son impuissance à parler de la musique, il reste que Jankélévitch illustre parfaitement ce point de vue.
34"C’est une tendance chez l’homme que de venir se heurter aux limites du langage […]. Cette façon de se jeter contre la limite du langage est l’éthique"(Wittgenstein, Wittgenstein et le Cercle de Vienne).
35La "paraphrase" que fait Liszt du "Rigoletto" de Verdi n'est qu'une manière analogique d'indiquer que sa transcription pour piano seul est à l'original pour orchestre ce qu'une traduction dans une langue-cible est à l'original dans la langue-source, à savoir qu'elle en conserve quelque chose d'important. Mais cet "important" n'est pas une signification : c'est la ligne mélodique, la tonalité et le rythme de l'original qui sont conservés dans la transcription et qui, sans pour cela qu'il soit nécessaire de les décrire, font dire spontanément que celle-ci ressemble à celui-là. Du coup, cette "paraphrase" s'apparente, en réalité, plutôt à une citation. Comme le précise Goodman, "la relation requise dans la citation directe entre ce qui est cité et ce qui est contenu dans la citation, c'est une identité syntaxique, [à la limite], une copie syntaxique, c'est-à-dire une identité orthographique. De l'autre côté, la relation requise dans la citation indirecte est une paraphrase sémantique, une espèce d'équivalence de référence ou de signification"(Goodman, Manières de faire des Mondes, iii). Le problème, c'est que, pour Goodman, la musique est un langage à part entière, doté d'une syntaxe et d'une sémantique. Aussi suggérera-t-on d'entendre le terme "citation", lui aussi, comme une analogie.
36Un peu à la manière d'un Kant qui, là où une certaine tradition philosophique opposait sujet et objet de la connaissance, se demandait s'il n'y avait pas quelque chose du sujet dans l'objet.
37Mais si "dans le langage des mots, il y a un fort élément musical (un soupir, l'intonation d'une question, celle de l'annonce, celle des élans du cœur, tous les innombrables gestes de l'intonation)"(Wittgenstein, Fiches, §161), inversement, "ce que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à la compréhension d’un thème musical qu’on ne l’imagine"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 167). Sans parler du rôle que joue l'écriture dans les deux cas et sur quoi insiste Philippe Manoury dans sa leçon inaugurale au Collège de France.
38Il est clair que, contrairement à ce que réussit à faire la méthode généalogique de Nietzsche (cf. "sans Musique la Vie serait une Erreur" (Nietzsche) et Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie), ni l'évocation analogique de Wittgenstein, ni celle de Proust, ne parvient à cerner la spécificité de la musique. Tout au plus permet-elle d'adopter un jeu de langage propre à évoquer l'activité artistique en général (d'où, dans la Recherche du Temps perdu, ces trois figures artistiques à peu près interchangeables que sont Bergotte, l'écrivain, Elstir, le peintre, et Vinteuil, le musicien). Ce qui est déjà un progrès en comparaison du degré d'abstraction métaphysique qui est celui de Jankélévitch et, plus encore, de la tradition herméneutique post-heideggerienne.

39"Pelléas et Mélisande" de Debussy.

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